Marquée par des importations croissantes, le grand défi de la valorisation des solides non gras (SNG) – qui pressurise le prix à la ferme – et les taux d’intérêt les plus élevés en plus de 20 ans, la conjoncture laitière met ses acteurs au défi. Regards sur une filière lucide, qui en a vu d’autres.

Cloutier vincent
Associate Vice-President & Strategic Advisor – Agriculture / National Bank

Croissance fulgurante de la population canadienne

En 2022, et après une demi-année de données de 2023, les faits sont éloquents : selon Statistique Canada, la population canadienne croît de près d’un million d’individus annuellement, et a atteint le plateau des 40 millions en juin dernier, selon Statistique Canada. Indiscutablement, la croissance rapide de la population est très positive pour une industrie concentrée sur le marché domestique. En revanche, c’est essentiellement la matière grasse qui alimente la demande. 

Cela génère un revers à la médaille, celui de la valorisation de volumes croissants de solides non gras (SNG). Ceux-ci, plus difficiles à valoriser, constituent une préoccupation majeure pour la filière laitière canadienne car ils exercent une pression sur les prix à la production. Pour beaucoup, c’est l’enjeu de l’heure, voire de la décennie. Il commande concertation, planification, investissements. La filière n’en est pas à ses premiers défis : les plus sages se souviennent des deux laits, puis de l’interminable ère de pressurisation par les grands accords commerciaux, dont on s’extirpe lentement mais sûrement. Il y a maintenant la vague des SNG. 

Le défi suivant pourrait bien être celui des protéines produites en laboratoire : l’histoire dira quelle portion du marché elles accapareront. L’incursion sera-t-elle insignifiante ou massive? Entre l’agaçante mouche du coche et la disruption du marché des protéines animales, un large éventail de scénarios sont imaginables. 

Commerce international : encore un peu de patience

L’accord avec l’Europe sera totalement mis en œuvre en 2023. Il en sera ainsi dans le cas du Partenariat transpacifique (PTPGP) en 2024. Il faudra attendre jusqu’en 2026 pour que les importations consenties dans le cadre de l’ACEUM aient pris place sur notre marché. Au fur et à mesure de la finalisation de la mise en œuvre de ces accords, les importations se stabiliseront. Tout indique qu’une période calme se profile à ce chapitre par la suite. 

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Les cartes pourraient toujours être brouillées : par exemple, un retour un retour de l’ancien président États-Unis, Donald Trump, à la Maison blanche ne peut être écarté. Qu’en découlerait-il? C’est aussi imprévisible que le personnage lui-même. Bien qu’elle aille de pair avec une réduction graduelle des compensations provenant du gouvernement fédéral, la récupération du plein potentiel de croissance du marché canadien sera bienvenue.

Plusieurs facteurs influencent la profitabilité des fermes laitières

Comme évoqué d’entrée de jeu, la gestion des volumes croissants de SNG a un indiscutable effet sur le prix du lait. À l’évidence, ils ne sont pas étrangers à la brusque baisse de prix en juin dernier. À travers eux, la filière est plus exposée qu’avant à la réalité des marchés internationaux. Historiquement volatiles, ces derniers ont pourtant affiché une croissante constante entre 2018 et 2022. Depuis le début l’année 2023, c’est le retour du balancier. Comme pour les grains ou la viande, il est périlleux d’entrevoir leur évolution, et il s’avère bien plus sage de se prémunir contre les différentes trajectoires que le marché peut prendre.

Couplées à l’annulation de journées additionnelles, la baisse estivale du prix à l’été 2023 est à ce jour l’un des éléments marquants de l’année, supplantant presque la hausse des taux d’intérêt dans l’ordre des préoccupations. Se confiner à ces deux éléments masquerait toutefois le portrait général dans lequel s’inscrivent le prix des veaux laitiers, des animaux de réforme et les deux excellentes années de grains qu’ont été 2021 et 2022 dans l’Est du Canada. Le prix des animaux de réforme est - du moins partiellement - corrélé à celui des veaux d’embouche et bouvillons. Après des années de disette, la production bovine a profité d’une embellie longuement attendue. L’excellent prix obtenu pour les animaux de réforme et ceux, pour le moins impressionnants, pour les veaux laitiers, procurent un effet de contrebalancement loin d’être inintéressant.

Impossible d’écrire sur l’économie laitière sans aborder l’impact des taux d’intérêt. Rappelons que les ajustements annuels du prix du lait considèrent les intérêts payés par les entreprises enquêtées. En revanche, certains écarts avec la réalité du terrain peuvent persister. 

D’abord les ajustements de prix s’appuient à 50 % sur le coût de production, puis à 50 % sur l’inflation. De plus, la Commission canadienne du lait, lors de l’exercice d’indexation, considère le taux hypothécaire moyen sur cinq ans des banques à charte canadiennes, dont l’évolution a été très différente des taux court terme au cours des dernières années. La propension de beaucoup d’entreprises à choisir des termes courts se sera avérée porteuse au cours de la dernière décennie. Est-ce garant de l’avenir? La réponse, et les stratégies qui en découlent, sont propres à chaque entrepreneur(e), et varient notamment en fonction de la tolérance au risque et des marges de manœuvres financières des entreprises.

Malgré des revenus accessoires historiquement élevés, l’année financière laitière 2023 pourrait ne pas être au niveau de 2022. La production et les prix stagnants, ainsi que les taux d’intérêt élevés agissent comme vents contraires. Or, l’esprit entrepreneurial agricole, couplé à la solidité et la capacité d’adaptation du système de gestion de l’offre, continuent d’insuffler à la filière une ferme confiance en l’avenir. Une confiance que nous partageons en tous points.

Vincent Cloutier est le vice-président associé et conseiller principal | Agriculture, chez Banque Nationale.

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